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Serge Bouchard parti rejoindre les Anciens
Marc-André Morin – ll n’y a pas l’ombre d’un doute, le Québec vient de perdre un de ses grands esprits. Serge Bouchard est parti rejoindre les anciens dans l’autre monde là où la chasse est toujours bonne pour se faire raconter la suite des histoires de chasse du vieux Matthieu Mestokosho. Serge Bouchard était un véritable Innu ou humain en français. Ce qu’on ressentait en sa présence c’était le respect, l’ouverture aux autres et la sagesse. Sa grande passion dans la vie était de partager ses connaissances.
Serge détestait les euphémismes. Qu’on les appelle les Sauvages, les Indiens, les Amérindiens, les Premières Nations ou les Autochtones, leur condition demeure la même et plusieurs n’ont toujours pas d’eau potable dans leur village, pour ne nommer que cette lacune. D’après Serge Bouchard, madame Joyce Echaquan ne se demandait pas sur son lit de mort si le racisme dont elle était victime était systémique ou d’une autre sorte. En changeant de dénominatif en plein débat, les porteurs de ces nouvelles appellations deviennent le problème dont ils sont victimes.
Au moment où nous cherchons notre identité en « magasinant » des immigrants à 56 000 $ par année et diplômés d’université française, Serge Bouchard nous rappelle que contrairement à ce qu’on a voulu nous faire croire, nous étions partis pour avoir un destin plus prometteur; les Québécois n’étaient pas qu’une bande de paysans pauvres aliénés par les curés. Nos ancêtres ont parcouru l’Amérique. Ils ont fondé la plupart des grandes villes de l’ouest. Prudent Beaudry fut le premier maire de Los Angeles. Leur vrai héros du poney express s’appelait Xavier Aubry.
Beaucoup se demandent pourquoi un intellectuel aussi brillant pouvait avoir une telle passion pour les camions. Lorsqu’il a ouvert les portes de la petite grange chez lui à Huberdeau, j’ai vu ses yeux s’allumer. Nous nous sommes retrouvés en face de son gros Mack rouge avec son air neuf des années cinquante. Intégration parfaite de la fonction et du design, rien ne manque, rien de superflu, sauf le bulldog en chrome sur le capot. Le camion avait une âme. À cette époque la conduite de camions lourds était très exigeante, les vrais routiers, comme son oncle George, roulait avec des camions munis de freins primitifs, sans freins moteur ni transmission synchronisée. Ils devaient avoir beaucoup de doigté, de bons réflexes et du jugement. Ceux qui ne répondaient pas à ces critères étaient morts ou avaient vendu leurs camions. Ceux qui passaient le test pouvaient se lancer sur les grands chemins et traverser le continent.
C’est comme ça que Serge recevait à son émission, grâce à la radio satellite et au cellulaire, des appels de Billings Montana, Great-Falls ou Fonds du Lac dans le Wisconsin. Si nous voulons un avenir en harmonie avec la nature et les gens qui étaient chez eux ici avant qu’on s’y installe, il faudrait s’inspirer du regard que Serge a posé sur notre Amérique. Il nous lègue le plus précieux des héritages. Il a tracé le chemin de la réconciliation et la fierté partagée d’être autochtone ou québécois. C’est à ça que servent les anciens, les Innus l’ont compris depuis longtemps.
J’ai toujours été fier de mes origines; en me faisant découvrir notre vraie histoire, Serge Bouchard m’a rendu encore plus fier au moment où j’en avais le plus besoin, quand je me suis retrouvé au parlement à Ottawa.
Grâce à mon budget de recherche de député nous avons réussi à monter une série de conférences sur l’histoire locale, à Ferme-Neuve, Saint-Sauveur ou Nominingue; les gens en ressortaient tous émus par ce qu’ils venaient de découvrir. Si nous devons nous épanouir un jour et devenir un peuple ouvert et généreux, Serge Bouchard y aura assurément été pour quelque chose. Hier je regardais République un abecédaire populaire, un film de Hugo Latulippe (2011), Serge Bouchard y parlait de la pensée sauvage qui aborde les problèmes de façon pragmatique pour le bien-être du groupe, de l’environnement et en fonction de l’avenir. Ce qui a permis au Québec de sortir de sa condition misérable c’est cette forme de pensée : nous avons nationalisé nos ressources hydro-électriques, mis sur pied un système d’éducation fonctionnel et progressé sur plusieurs plans. Comme le chasseur innu qui a besoin d’un couteau, il fait rougir une vieille lame dans les braisettes et il se forge un couteau. Si nous ne sommes pas capables de penser en dehors des conventions, nous sommes condamnés à tourner en rond indéfiniment.
NDLR: Serge Bouchard a animé les émissions radio Une épinette noire nommée Diesel, Les Chemins de travers et De remarquables oubliés où il retrace les récits des occultés de l’histoire de l’Amérique française. Cette émission a donné les Tome 1 et 2 des Remarquables oublié: Elles ont fait l’Amérique qui présente l’histoire de quinze femmes Inuites, Canadiennes, Anglaises, Noires, Françaises et Métisses qui ont marqué l’histoire de l’Amérique et dont nous n’aurions jamais dû oublier les noms et Ils ont couru l’Amérique qui présente les exploits de 14 coureurs des bois, dont l’histoire officielle n’a pas jugé de retenir l’histoire. Il a écrit ou coécrit 24 essaies, parmi lesquels des titres aussi surprenant ou saugrenu que: Du diesel dans les veines, Les corneilles ne sont pas les épouses des corbeaux, C’était au temps des mammouths laineux, Les Yeux tristes de mon camion, L’Allume-cigarette de la Chrysler noire, et son dernier livre, Un café avec Marie, un recueil en hommage à sa compagne défunte, Marie Lévesque.