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Héros aux pieds d’argile
Daniel Machabée – De tous les hommes politiques américains, George Washington, premier président de cette grande République, est celui qui a influé le plus sur notre histoire. Héros de la guerre d’indépendance américaine, il demeure, pour les Étasuniens, un des présidents les plus populaires et les plus mythiques, aux côtés d’Abraham Lincoln, Franklin D. Roosevelt et John F. Kennedy. Si ses compatriotes l’encensent, nous, de ce côté-ci de la frontière, devons poser un regard plutôt critique sur ce personnage, dont les actions ont eu un impact considérable sur notre histoire.
L’incident de l’Ohio
Sa relation avec nous commença à l’automne 1753. Commandant de la milice de la colonie de la Virginie, celui-ci fut envoyé par le gouverneur de la colonie Robert Dinwiddie dans la vallée de l’Ohio afin de livrer un message au fort Leboeuf (actuellement Waterford) commandé par Jacques Legardeur de Saint-Pierre, afin que les Français quittassent la vallée de l’Ohio pour ouvrir la région aux colons anglais qui commençaient à se sentir à l’étroit entre l’océan et les Appalaches. Cette région de la Nouvelle-France, que l’on peut désigner comme étant une partie de la Haute-Louisiane ou bien les Pays-d’en-Haut, était une région fort stratégique pour le commerce des fourrures et l’accès au fleuve Mississippi.
Confronté à un refus de la part du commandant français et mis au courant de la destruction par les Français du fort Prince George, que les Français remplacèrent par Fort Duquesne (Pittsburgh), Washington attaqua sans sommation le 28 mai 1754 un groupe de 30 éclaireurs français menés par Joseph Coulon de Villiers, sieur de Jumonville. Au matin, il attaqua avec 40 hommes et des auxiliaires amérindiens le campement français où il n’y avait aucune sentinelle postée. Dans une mousqueterie de 15 minutes, neuf soldats français furent tués, dont le commandant Jumonville. Cette escarmouche, qui semble banale, déclencha les hostilités de la guer-re de Sept Ans, qui alla conduire à la conquête de la Nouvelle-France. Il est étrange que dans notre destinée, certaines des plus importantes batailles qui ont influencé notre histoire n’ont duré que le temps d’une ou deux salves de mousquets!
Un des soldats français réussit à s’enfuir et donna l’alerte au fort Duquesne. Sachant cela, le commandant du fort, Claude-Pierre Pécaudy de Contrecoeur, envoya un détachement de 500 hommes sous le commandement du frère de Jumonville (Louis) pour capturer Washington. Le 3 juillet 1754, ils réussirent leur mission à la bataille du fort Necessity. Accusé de meurtre, ayant laissé les soldats français morts sans sépultures, il évita la mort en signant des aveux et en rendant le fort, aveux qu’il rétracta plus tard en arguant qu’il ne comprenait pas le français.
Cette escarmouche, pourtant banale dans cette région frontalière habituée à des heurts de ce genre, fit scandale en Europe. Voltaire, pourtant très anglophile, déclara : « Je ne suis plus Anglais depuis que les Anglais sont pirates sur mer et assassinent nos officiers en Nouvelle-France ! » De son côté, Horace Walpole, politicien et écrivain anglais, décrit en ces termes l’événement : « Ce coup de feu tiré par un jeune Virginien dans les forêts d’Amérique a mis le monde en feu. » La réputation du jeune Washington fut quelque peu ternie à cette époque, car l’expédition de Jumonville avait pour mission de vérifier si le territoire n’avait pas été envahi. C’était donc une délégation diplomatique et non militaire, d’où la gravité de l’attaque de Washington.
Les débuts de la guerre de Sept Ans
Libéré pour ses aveux, Washington retourna en Virginie où il devint l’aide de camp du général Edward Braddock. En 1755, alors que la guerre venait d’être déclarée officiellement, il accompagna le général Braddock en Ohio afin de reprendre Fort Duquesne aux Français. Le 9 juillet 1755 eut lieu la bataille de la Monongahela où, pensant vaincre facilement les Français, ce fut pourtant le contraire qui se produisit pour les Anglais. Après trois heures de combat acharné, le général Braddock fut abattu sur son cheval et l’armée anglaise dut se replier. N’ayant aucune fonction officielle dans l’expédition, Washington parvint à maintenir l’ordre dans l’arrière-garde, ce qui permit au reste de l’armée d’éviter le carnage. Sa légende alors commença. Sur les 1460 hommes anglais, 456 sont tués et 421 sont blessés, contre seulement 8 morts et 4 blessés pour les Français…
Les conséquences de cette victoire française furent importantes. En effet, les Amérindiens de la région, qui pour la plupart étaient demeurés neutres, devinrent de farouches ennemis des colons anglais. Voilà la raison pour laquelle les Anglais et les Étasuniens appellent cette guerre La Guerre contre les Français et les Indiens. Cette guerre brutale sur la frontière dura jusqu’à l’abandon de Fort Duquesne par les Français, en 1758. Une autre conséquence fut que les Français saisirent de nombreux documents concernant les stratégies anglaises, ce qui retarda l’avancée anglaise sur le continent. Enfin, cette défaite anglaise persuada le gouverneur de la Nouvelle-Écosse, Charles Lawrence, de déporter les Acadiens qui s’étaient déclarés neutres. Comme quoi, il n’y a pas de petit événement anodin.
La notoriété de Washington renforcée
À partir de l’automne 1755, Washington reçut l’ordre de défendre la frontière occidentale avec des effectifs réduits, ce qui lui permit de renforcer son expérience de commandement. En 1758, il participa au succès de l’expédition de John Forbes qui réussit enfin à déloger les Français de Fort Duquesne. Après cette victoire, Washington retourna en Virginie et fit éditer le récit de sa mission, ce qui décupla sa notoriété. Lorsqu’arriva la Guerre d’indépendance américaine, Washing-ton était déjà fort populaire dans sa Virginie natale et il fut naturellement nommé comme étant son représentant aux Congrès continentaux.
Sa relation avec nous n’était pas terminée pourtant. En 1778, alors que la marine française vint prêter main-forte aux insurgés à New York, George Washington, alors général, refusa de « sanctionner toute invasion du Canada (alors colonie britannique appelée Province of Quebec) dans laquelle les Français prendraient une part prépondérante, évitant sagement la possibilité que les Français se rétablissent sur cette frontière septentrionale.1 » Soutenu par ces mêmes Français et le comte de Rochambeau, Washington écrasa les Anglais menés par Charles Cornwallis à la célèbre bataille de Yorktown en 1781; bataille qui alla sceller le sort des Treize colonies. La même année, il menaça d’envoyer toutes ses forces contre le Vermont qui jongla avec l’idée de rejoindre le Québec. Il s’indigna même que le Vermont fît du commerce avec nous !
Washington et nous
En me promenant dans son domaine de Mount Vernon dernièrement, j’ai constaté l’importance de ce personnage esclavagiste dans l’imaginaire et l’histoire des États-Unis. Indéniablement, il joua un rôle capital dans cette partie du monde, bien plus que lors de sa présidence dont, d’ailleurs, il n’eut jamais voulu. Pour nous, il demeurera celui qui a mis le feu aux poudres en Amérique en ignorant délibérément les convenances diplomatiques de l’époque, ce qui entraîna la perte de la Nouvelle-France. Héros américain, il restera pour nous un petit commandant de régiment incapable de battre les nôtres malgré une supériorité numérique imposante. Ces lointains événements devraient être davantage enseignés afin que l’on comprenne toute la bravoure de nos soldats qui se battirent à un contre 20, parfois davantage. Il s’en est fallu de peu, à cette époque, pour que l’Amérique fût française.
1. Jean Bélanger, George Washington : His Role in the French and Indian Wars, 2005