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La chute d’un monument.
Valérie Lépine – Une bourrasque de vent s’infiltre dans un appartement grandiose situé au dernier étage d’un édifice ayant vue sur le mont Royal. Elle fait virevolter les robes de de-signer, les coiffures soignées, la fumée des cigarettes. Elle passe d’un convive à l’autre, d’une conversation creuse à l’autre, d’une pensée fugitive à l’autre. L’élite financière, politique et artistique s’est donné rendez-vous ce soir pour fêter l’anniversaire d’une femme très riche dont le mari est un ma-gnat de l’industrie minière.
Céline Wachowski, une « starchitecte » montréalaise de 67 ans dont la renommée dépasse largement les frontières du Québec, observe de loin les convives. Ses pensées évoquent une femme exigeante, seule, emportée, fragile, narquoise, fatiguée. Quand elle déambule parmi les invités de cette fête, les gens deviennent silencieux, fascinés par son apparition. « [Elle] est de la trempe des éternelles. »
En fin de soirée, après les discours et la visite surprise de Diane Dufresne venue spécialement chanter pour la fêtée, lorsque les conversations s’étiolent et que tous voguent sur les vapeurs éthyliques, les convives entament une chanson improvisée et incantatoire : « Que notre joie demeure ».
« Que notre joie demeure, oui, que les cœurs en joie de quinze hommes et quinze femmes épuisent l’hiver de notre mécontentement, outrepassent les menaces et guérissent les ecchymoses sur nos peaux tendues par les injec-tions tonifiantes. Cette nuit les frontières du monde n’existent plus, les limites entre soi et les autres, un continuum pur de pensées et de liqueurs dessine de larges virages au tournant desquels les origines s’échouent dans les devenirs noyés d’alcool, de sperme et de cyprine qui s’avalent goulûment et tachent les cols des blousons. […] Trente convives [… dont] les existences déterminent le cours des choses, la ville est leur œuvre et elles le savent. […] Dehors hurle une grande douleur. On l’entend par moments frapper l’immense baie vitrée, celle qui donne sur le mont Royal, sa forêt fatiguée dans laquelle grouillent les bêtes sauvages et les voleurs. »
Au milieu de cette joie commune, un vent froid soudain fait frémir Céline Wachowski. Elle a une apparition prophétique qui est le prélude à ce qui lui arrivera très bientôt…
Que notre joie demeure est un roman exigeant, fascinant, plein de nuances et d’emportements, comme son héroïne, Céline Wachowski. La prose de Kevin Lambert est ample, cultivée, pleine de méandres… Parfois déstabilisante et biscornue, elle rappelle les édifices créés par la starchitecte. Le propos de Lambert est cependant limpide : les riches de ce monde forment une élite inaccessible et sûre de son mérite. Elle est impitoyable, même envers les siens. Elle est une force obscure qui tire les ficelles du pouvoir et les gens tout en bas ne sont que des marionnettes impuissantes… ou presque. Quand la rue s’emporte, qu’elle réclame une victime sacrificielle, l’élite acquiesce pour se protéger. La victime est isolée, bannie. Mais son ressentiment risque de faire d’autres victimes.
À travers les pensées et les conversations de ses personnages, Kevin Lambert aborde avec verve et érudition des thèmes sociaux aussi variés que la crise du logement, le sexisme, la corruption, les inégalités mondiales, le sort du Québec. En filigrane, des sujets plus évanescents tissent une trame de fond qui interpelle le lecteur attentif. La création, la littérature, la limite souvent floue entre réalité et fiction, entre soi et l’autre. Mais c’est surtout le thème du temps, celui qui effleure, celui qui apaise, celui qui tranche ou celui qu’on remonte, qui prend une place particulière dans le roman. Céline Wachowski nourrit d’ailleurs une grande fascination pour la Recherche du temps perdu de Proust.
L’auteur n’utilise pas beaucoup de métaphores, mais celles qui émaillent son texte peuvent être très réussies : « Céline […] sent des fureurs monter en elle. Elle les contient toutes, elle retient ces affects qu’elle n’ose pas laisser accoster sur les berges du langage. » Quelques petits bémols cependant. L’auteur, politiquement correct jusqu’au bout des ongles, surprend lorsqu’il utilise côte à côte le féminin et le masculin des groupes dont il parle (« les espérances des jeunes étudiants et des jeunes étudiantes »). La première fois, on croirait être soudainement en train de lire l’extrait d’un communiqué de presse gouvernemental. Par ailleurs, la critique sociale occupe une part majeure du roman, au point où on souhaiterait parfois que l’histoire des personnages prenne plus de place, question de souffler un peu.
Mais, outre ces quelques réserves, Que notre joie demeure est un roman brillant.