- L’élection étonnante de 1976 - 22 novembre 2024
- 30 octobre 1940 - 18 octobre 2024
- Le samedi de la matraque - 18 octobre 2024
Regard sur un des personnages fascinants du Troisième Reich
Daniel Machabée – Les événements qui ont façonné l’histoire du monde sont souvent des hasards incroyables où même la plus petite chose peut changer le cours de l’histoire.
Prenez les Plaines d’Abraham : il eut suffi de quelques soldats de plus au poste de Samos pour refouler l’armée anglaise qui grimpait par le sentier de l’Anse-au-Foulon ; prenez Austerlitz : une brume opaque permit à Napoléon de cacher sa stratégie et d’anéantir ses ennemis. Imaginez maintenant si certains personnages importants de l’Histoire étaient restés à un certain endroit au lieu d’embrasser une cause : c’est le cas ici de Joachim von Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères du Reich allemand (1938-1945), qui passa une partie de sa jeunesse au Québec et au Canada anglais. Dans sa prison de Nuremberg en 1946, il déclara : « Quelle aurait été ma vie si j’étais resté au Canada ? Certainement que je ne serais pas à Nuremberg aujourd’hui ». Assurément, l’histoire du monde aurait pu être très différente. Regard sur un des personnages fascinants du Troisième Reich.
Sa jeunesse
Joachim Ribbentrop est né le 30 avril 1893 à Wesel dans l’Empire allemand, que l’on nomma Deuxième Reich (il adoptera le « von » seulement en 1925). Issu d’une famille noble, suivant les affectations militaires de son père, qui fut un officier de carrière, il passa huit années à Metz qui était à cette époque une place forte allemande, où il apprit le français. Sa famille quitta la ville en 1908, car son père osa critiquer l’empereur Guillaume II reconnu pour être homosexuel. Pendant deux ans, il se promena entre l’Allemagne, l’Angleterre, la Suisse et la France avant de se retrouver à Montréal à l’âge de 17 ans. C’est en Suisse dans un hôtel de la vallée de Shanfigg qu’il rencontra la famille de Samuel William Ewing, dont il s’éprit de la fille cadette Katharine (elle deviendra une actrice célèbre sous le nom de Doria March). La famille Ewing possédait des parts dans la Molson’s Bank de Montréal où Ribbentrop travailla pendant 18 mois comme clerc à son arrivée en 1910.
Sa vie à Montréal
Ribbentrop semble avoir apprécié son séjour, car il qualifia le Canada de « pays très hospitalier et riche de relations humaines1 ». Il arriva à Montréal le 21 septembre 1910 sur le Royal George, un navire de la Canadian Northern Steamship Lines qui faisait la liaison depuis l’Angleterre. Le 4 octobre 1910, il commença à travailler à la Molson’s Bank sur la rue Stanley où il fut, selon les dires, un bon employé. Malheureux dans ses amours, le père de Katharine refusa une demande en mariage et choisît de marier sa fille à Harry Davis, le fils du futur patron de Ribbentrop, J.T. Davis. Ribbentrop démissionna de son travail le 28 mai 1912, prétextant des problèmes de santé et une incapacité à travailler à l’intérieur. Il accepta alors l’offre de J.T. Davis, où il venait souper régulièrement. Davis avait fait bâtir une maison à côté de l’Université McGill qui est aujourd’hui le pavillon de physique de l’Université. J.T. Davis était aussi propriétaire d’une compagnie d’ingénierie ; il invita donc le jeune Ribbentrop à venir travailler sur le chantier du pont de Québec, dont elle venait d’avoir le contrat. Dans une conversation avec le premier ministre canadien Mackenzie King, en 1937, alors qu’il était ambassadeur à Londres, il lui expliqua qu’il travailla sur le chantier comme manœuvre, affecté aux différentes tâches, notamment sur les caissons.
Une vie mondaine toute sauf monotone
Ribbentrop ne travailla pas longtemps sur le chantier du pont de Québec. Il se dirigea à Vancouver où il rencontra Alvo von Alvensleben, un immigrant allemand renommé qui possédait plusieurs intérêts économiques en Colombie-Britannique. Ce dernier lui proposa un travail dans la construction du National Transcontinental Railway. Dans ses mémoires inachevés, Ribbentrop affirma : « J’ai expérimenté la vie difficile des pionniers canadiens. J’ai vu la grandeur, la beauté et la fertilité des forêts vierges canadiennes ». Il tomba malade en buvant du lait non pasteurisé et contracta une forme de tuberculose. Il retourna en Allemagne quelque temps avant de revenir en Amérique, à New York cette fois, où il passa plusieurs mois comme journaliste pour un journal.
Puis, acceptant l’invitation de son ami Archibald Parker, le gérant de la Bank of Montreal, Ribbentrop s’installa à Ottawa à la fin de l’automne 1912, dont il s’éprit de sa fille, Antoinette. Ribbentrop était fort apprécié de la haute société d’Ottawa, notamment Rideau Hall. Violoniste accompli, il rejoignit un orchestre local et aida à la distribution des cadeaux de Noël lors d’un événement caritatif du May Court Club. En janvier 1913, il joua dans le Kermess, une grande production théâtrale au profit de l’Ordre des infirmières de Victoria. Il fréquenta au moins à deux reprises la résidence du gouverneur du Canada où il s’entretint avec la princesse Louise Margaret de Prusse. Il y fut introduit par un de ses amis, dont le père était le ministre de la Justice.
Ribbentrop était également un grand athlète. Il fit aménager dans ses appartements quelques installations de gymnastique où il divertit ses amis de ses exploits. Il brilla particulièrement en athlétisme, participant au Minto Skating Club et au Rideau Lawn Tennis Club. Avec ses contacts, il fonda une compagnie d’importation de vins. C’est en jouant au tennis le 4 août 1914 qu’il prît connaissance de la déclaration de guerre du Canada à l’Allemagne. Quinze jours plus tard, il était de retour en Allemagne où il s’enrôla dans les hussards.
Un espion allemand ?
Son départ précipité du Canada jeta quelques suspicions à son endroit. Un article paru en octobre 1914 dans la revue montréalaise Beck’s Weekly l’accusa d’avoir été un espion, ce qu’il démentit assez vigoureusement plus tard. Pourtant, un de ses amis, Charles Fitzpatrick, mit en garde l’ambassadeur américain à Ottawa dans une lettre en 1936, alors que Ribbentrop était ambassadeur à Londres : « L’ambassadeur allemand a vécu pratiquement un mois sous mon toit au printemps 1914, lorsque j’ai découvert qu’il était en fait un espion ». En outre, Ribbentrop était admis partout dans la haute société canadienne. Il parlait parfaitement trois langues (allemand, anglais, français), était bien mis, mystérieux et séduisant : tous les atouts pour être un espion.
Ribbentrop quitta à regret le Canada, comme il l’affirma : « J’ai laissé derrière moi ma propriété, mon frère gravement malade, les perspectives commerciales qui venaient de s’ouvrir, de nombreux amis et une jeune fille que j’avais voulu épouser2. » Il quitta si vite qu’il laissa de nombreuses factures impayées, dont une de 38 cents fut réglée par une femme de Bath en Ontario après la mort de Ribbentrop en 1946.
Après la Grande Guerre
Après la guerre où il prouva maintes fois son courage et fut souvent blessé, décoré de la Croix de fer, il retourna au commerce du vin où il pouvait devenir riche. Il se maria avec Annelies Henkell qui lui donna cinq enfants. Il rejoignit le Parti nazi en 1932 dans une Allemagne en ébullition. En janvier 1933, il organisa à son domicile des négociations pour la nomination d’Adolf Hitler comme chancelier en présence de ce dernier, de Hindenburg et de Franz von Papen. Sa carrière de diplomate commença. Il fut ensuite nommé ambassadeur à Londres en 1936, où il laissa une réputation d’incompétence, recevant même le surnom de « Brickendrop », le Gaffeur. Il fut nommé ministre des Affaires étrangères de l’Allemagne en 1938, où il prépara l’annexion des Sudètes en plus d’être l’auteur avec Molotov du pacte de non-agression Allemagne-URSS. Tentant de négocier une paix séparée avec les Alliées à partir de 1944, il fut démis de ses fonctions après le suicide de Hitler en avril 1945. Il fut arrêté le 14 juin 1945 à Hambourg par des volontaires belges.
Lors du procès de Nuremberg, il nia fortement les allégations d’une quelconque responsabilité dans les camps de concentration. Or, en septembre 1942, il avait poussé les diplomates allemands dans les pays occupés à accélérer la déportation des Juifs. Il fut condamné à mort par pendaison le 16 octobre 1946. L’exécution, mal préparée, se passa très mal : Ribbentrop, qui fut le premier à monter à l’échafaud, mourut au bout de 17 minutes d’agonie. Ses dernières paroles furent : « Mon dernier souhait est que se réalisent l’unité de l’Allemagne et l’union entre l’Est et l’Ouest de l’Europe, et que la paix règne sur le monde. »
1. Cec Jennings : The Monster Who Loved Canada, Canada History, avril 2021.
2. Cité dans l’Ottawa Citizen, 19 octobre 2018.