Le Bloc voulait mourir

Daniel Machabée
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« Il faut refaire ce pays-là ! Il ne marche pas, ce pays-là ! » Lucien Bouchard 1990

Daniel Machabée – Le tremblement de terre de l’échec de l’entente du Lac Meech le 22 juin 1990 a grandement brassé les cartes sur l’échiquier politique fédéral. Alors que le corps de l’entente était encore chaud, un nouveau parti politique est créé : le Bloc québécois. Ce n’est pas un parti politique comme les autres. Créé afin de préparer l’indépendance du Québec dans la foulée de la grave crise constitutionnelle de l’époque, ce parti se voulait éphémère puisque l’indépendance serait imminente selon les sondages et les grandes manifestations de patriotisme québécois en début d’été 1990. Trente-quatre ans plus tard, le Bloc est toujours présent à Ottawa en se révélant une grande force politique, en attendant le grand jour de l’indépendance. Force et refuge politiques pour de nombreux Québécois, retour sur les circonstances qui ont mené à sa fondation à une époque pas plus effervescente de notre histoire. 

La démission de Lucien Bouchard

La crise qui se dessine à Ottawa en ce printemps 1990 n’est pas seulement constitutionnelle. Elle est également politique. De plus en plus exaspéré devant les réticences du Canada anglais à entériner l’Accord du lac Meech. Surtout Lucien Bouchard est grandement opposé, pour ne pas dire scandalisé du rapport Charest qui propose plusieurs amendements à l’accord afin de diluer les demandes du Québec. Figure emblématique de la réconciliation nationale, ami personnel du premier ministre Brian Mulroney, ministre de l’Environnement, Lucien Bouchard démissionne le 21 mai 1990 et siège comme indépendant. Juste avant de claquer la porte de son parti, il déclare à la Chambre des Communes à propos du rapport Charest : « Ce rapport accrédite à peu près toutes les tentatives des ennemis de l’accord du lac Meech pour le diluer et asséner le coup de grâce au Québec. Ce rapport n’aurait pas dû exister. Je le réprouve. Et je me vois contraint de quitter le gouvernement avec douleur, avec déchirement. » Et plus tard il ajoutera : « Quand j’étais dans le gouvernement et que je parlais des conséquences d’un échec de Meech, on disait que je faisais des menaces. En démissionnant, j’ai voulu montrer que le Québec était sérieux. »

Les circonstances exactes de sa démission sont controversées. Lucien Bouchard soutient qu’il a quitté le gouvernement par principe. Alors que, selon le chef de Cabinet de Mulroney, Norman Spector, le premier ministre aurait chargé le greffier du Conseil privé, Paul Tellier, d’exiger une lettre de démission à Bouchard après que celui-ci eût envoyé un télégramme à Jacques Parizeau, le chef du Parti québécois alors en congrès, dont le contenu a été lu à haute voix. Peu importe la manière, la crise éclate. Un mois plus tard, l’entente du lac Meech sera rejetée et le gouvernement conservateur de Mulroney sera grandement fragilisé. 

La formation du Bloc québécois

Lucien Bouchard n’est pas seul à être déçu et à démissionner. Cinq autres députés conservateurs quittent le gouvernement. Ils seront rejoints par les libéraux Jean Lapierre, qui a démissionné de son parti lorsque Jean Chrétien en devient le chef, et Gilles Rocheleau. Ensemble, au-delà des partis politiques, ils fondent un mouvement politique, le Bloc québécois, dont la vocation est de défendre les intérêts supérieurs du Québec, un peu à l’image du Bloc populaire fondé en pleine crise de la conscription en 1942 par Maxime Raymond. D’ailleurs, de nombreuses voix s’étaient élevées au Québec depuis des générations afin d’avoir un parti nationaliste à Ottawa, notamment l’Action nationale. Au départ, le Bloc québécois ne devait pas devenir un parti, car ses fondateurs veulent garder plus de souplesse et de liberté lors des votes en Chambre. Ce qui les lie, l’objectif et la défense de la souveraineté du Québec. 

Lors de la conférence de presse de fondation du 25 juillet 1990, Lucien Bouchard est très clair : « Tout est articulé autour de la souveraineté du Québec. Il n’y a pas de malentendu ni d’ambiguïté. » Assis aux côtés de Lucien Bouchard, Jean Lapierre déclare : « Aujourd’hui, je me sens fier d’être du groupe de ceux et celles qui ont décidé de se tenir debout à Ottawa et qui ont choisi leur véritable priorité qui est celle de défendre les intérêts supérieurs du Québec. » Dans le manifeste que les députés démissionnaires signent comme acte fondateur, on lit que l’Assemblée nationale est le lieu suprême de décision pour les Québécois. 

Le Bloc québécois, en raison de son apparition soudaine sur l’échiquier politique, représente un fait unique dans l’histoire canadienne. Martine Tremblay, ex-cheffe de cabinet de René Lévesque et de Pierre-Marc Johnson, caractérise le Bloc de « rébellion tranquille », dont la mission est de contrecarrer les décisions fédérales jugées nuisibles pour le Québec. Deux mois plus tard, le 13 août 1990, lors d’une élection partielle dans Laurier-Sainte-Marie à Montréal, le Bloc québécois signe sa première victoire électorale de façon éclatante et sans équivoque. Gilles Duceppe devient le premier député de la formation indépendantiste fédérale à être élu. 

De mouvement politique à parti politique

Le 15 juin 1991 à Tracy, après un an d’existence, le Bloc québécois devient officiellement un parti politique. Sa mission : ouvrir un second front souverainiste, cette fois à Ottawa. La popularité importante dans l’électorat québécois après l’échec de Meech a sans doute accéléré l’acte de naissance du Bloc comme parti politique. Lucien Bouchard, dont l’aura charismatique commence de plus en plus à éclipser celle des autres politiciens au Québec, en devient naturellement le chef. Dans son discours, il explique la nature du Bloc québécois : « Le Bloc québécois, pour tout dire, est le seul moyen de nous débarrasser des méfaits de la double légitimité. Tout cela prendra fin le jour où le Québec élira une soixantaine de députés du Bloc québécois à Ottawa ! En vérité, il y a deux peuples, deux loyautés, deux visions de pays. Il manque un pays dans ce pays. Il manque le Québec ! » 

La rentrée parlementaire de l’automne 1991 s’annonce corsée à Ottawa. Mulroney, affaibli par le schisme politique, négocie une nouvelle entente avec les provinces pour sauver le Canada. Ces négociations aboutiront à l’accord de Charlottetown qui sera soumis à la population par référendum. C’est la première fois que le Bloc québécois et le Parti québécois partagent une même tribune. Fait inusité, ils font campagne contre l’accord avec leur ennemi de toujours, Pierre Elliott Trudeau ! L’entente sera rejetée au Québec et au Canada anglais.

Le succès électoral

À la suite de l’échec de Charlottetown, Brian Mulroney démissionne et est remplacé par Kim Campbell. Quelques mois plus tard, le Bloc québécois se présente pour la première fois aux élections générales qui sont fixées au 25 octobre 1993. Fort de 49,3 % de voix au Québec, le parti fait élire 54 députés et devient, devant l’effondrement total du Parti conservateur, l’Opposition officielle à Ottawa. Pour la première fois de l’histoire canadienne, et sans doute même occidentale, un parti prônant la destruction par la voie démocratique d’un pays devient l’Opposition officielle ! 

Au Canada anglais, on réagit plutôt froidement. Preston Manning, le chef des Réformistes de l’Ouest, conteste même le statut du parti comme opposition officielle. Pour Lucien Bouchard, cependant, le Bloc québécois est une force politique dont le Canada anglais avec laquelle doit désormais apprendre à vivre. Au cours des six élections entre 1993 et 2011, le Bloc québécois a remporté la majorité des sièges au Québec. Encore aujourd’hui, après une traversée du désert, le Bloc québécois est redevenu une force politique.

Dans un contexte où le gouvernement fédéral de Mark Carney a l’intention de bouleverser profondément les structures internes du Canada et empiéter sans précédent dans les compétences provinciales en prétextant une urgence économique pour défendre le patriotisme boiteux, immoral et moribond du Canada anglais, la présence du Bloc québécois nous rappelle que le Québec existe, qu’il n’est pas d’accord avec cette vision centralisatrice d’Ottawa qui impose sa vision au détriment de la nation québécoise. Tant et aussi longtemps que le Québec n’aura pas fait son indépendance, il est important qu’un chien de garde comme le Bloc québécois soit présent à Ottawa pour défendre les intérêts du Québec. Le Bloc c’est le rempart protecteur contre les marées intrusives et pernicieuses d’Ottawa. 

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