Le pari courageux d’Anagram Lab

Les entreprerneurs d’Anagram Lab : Maxime LeBleu , Geneviève Langlois et Kacim Azouz – photo courtoisie
Nicolas Michaud
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Nicolas Michaud – Chaque jour, la planète croule sous une quantité massive de vêtements jetés à la poubelle. Et si cette montagne de rebuts devenait une solution plutôt qu’un problème ? C’est le pari courageux d’Anagram Lab, une entreprise des Laurentides qui ambitionne de redéfinir profondément le cycle de vie des fibres synthétiques en les convertissant en matériaux solides capables de remplacer le plastique traditionnel.

À Prévost, une jeune entreprise est en train de tracer la voie vers une solution locale à un problème mondial. Chaque année, victimes de la mode éphémère, des millions de tonnes de vêtements finissent dans les sites d’enfouissement ou les incinérateurs, faute de canaux de valorisation adaptés pour les recycler. La réalité est préoccupante : « environ 75 % des textiles utilisés aujourd’hui sont composés de fibres synthétiques dérivées du pétrole, comme le polyester, le nylon et l’acétate, et il n’existe pas encore de filière efficace pour les récupérer et les valoriser », rappelle l’équipe d’Anagram Lab.

C’est à partir de ce constat alarmant que Geneviève Langlois, Maxime LeBleu et Kacim Azouz ont décidé de s’attaquer de front au problème en tant qu’entrepreneurs.

Une trajectoire marquée par la mode et le design

Forte de 24 ans d’expérience dans l’industrie de la mode, Geneviève Langlois a vu de l’intérieur les dérives liées à la mondialisation de ce secteur économique : surproduction, vêtements de faible qualité fabriqués à bas coût et obsolescence accélérée par l’essor de la mode rapide. De son côté, son mari Maxime LeBleu, desi-gner industriel, confie avoir eu un déclic en réalisant la nature même des textiles synthétiques : « Porter des vêtements en fibres synthétiques, c’est comme porter des bouteilles de plastique. » Cette prise de conscience a été déterminante, puisque « c’est le moment décisif qui a mis une grande dose de sérieux dans le développement du projet », raconte-t-il.

Une technologie circulaire made in Quebec

Anagram Lab s’appuie sur un laboratoire de recherche et collabore avec une équipe de chimistes basés à Saint-Jérôme pour mettre au point une recette brevetée capable de redonner une seconde vie aux déchets textiles. Leur procédé commence par la collecte et le déchiquetage des vêtements en petits flocons. Ces fragments sont ensuite mélangés à une formule chimique exclusive avant d’être moulés à chaud. Le résultat est un matériau solide, résistant, comparable au plastique ou à certains composites industriels. « C’est une méthode utilisée depuis des décennies dans l’industrie du plastique, mais ici appliquée à un matériau innovant », explique Maxime LeBleu.

L’avantage ? Ce procédé s’adapte à différents types de textiles et peut être intégré à un modèle circulaire, réduisant considérablement le volume de déchets et créant une alternative viable au plastique vierge. Ce nouveau matériau se démarque nettement des plastiques recyclés traditionnels par sa qualité et sa durabilité. Rigide, lisse et non poreux, « il a l’apparence et la solidité d’une plaquette de plastique, tout en pouvant être recyclé jusqu’à dix fois sans ajout d’additifs », déclare Geneviève Langlois. Son autre avantage majeur réside dans sa composition : il peut intégrer jusqu’à 65 % de textile recyclé, alors que la plupart des plastiques recyclés actuels n’en contiennent qu’entre 5 et 13 %, souligne-t-elle avec enthousiasme.

Du bac de récupération aux lunettes de soleil  

Dès les premières étapes du projet, les fondateurs ont écarté l’idée de fabriquer des objets décoratifs ou artisanaux. « On ne voulait pas créer un produit artisanal ou décoratif, mais un matériau performant pouvant remplacer directement le plastique », insiste Geneviève Langlois. L’ambition est claire : positionner ce nouveau matériau comme une alternative crédible et capable de rivaliser avec les plastiques classiques. Les réactions recueillies lors de la présentation du matériau illustrent d’ailleurs son potentiel. « Les gens comprennent ce que nous expliquons avec des mots, mais quand ils voient et touchent la matière, ils s’exclament : “Oh, waouh, c’est vraiment solide, rigide… c’est un vrai produit ! ” », rapporte Maxime LeBleu. En plus de ses propriétés techniques, cette innovation surprend par son rendu visuel unique : un aspect texturé qui évoque le papier mâché textile et qui ajoute une dimension esthétique inattendue.

Les applications du matériau développé par Anagram Lab semblent presque infinies. On l’imagine déjà transformé en mobilier urbain, en comptoirs de cuisine, en poignées de porte, en abat-jour, en sièges de transport collectif… ou même en lunettes de soleil. « On peut mouler ce matériau sous toutes les formes : les possibilités sont infinies », s’exclame Maxime LeBleu, sa surface lui conférant une polyvalence d’utilisation exceptionnelle.

Toutefois, l’entreprise ne se contente pas de produire un matériau innovant : elle souhaite aussi accompagner les organisations dans la création de produits personnalisés à partir de leurs propres rebuts textiles. Ce service clé en main, qui va de A à Z, inclut la conception d’objets sur mesure adaptés aux besoins spécifiques de chaque client. La recette du matériau peut ainsi être modulée pour répondre à des caractéristiques particulières, comme la résistance aux intempéries ou aux rayons UV, tout en intégrant les déchets générés par l’entreprise partenaire.

Innovation technologique, défis majeurs et vision politique

Si les percées technologiques d’Ana-gram Lab suscitent beaucoup d’espoir, l’entreprise doit néanmoins faire face à plusieurs obstacles de taille. Son matériau novateur, bien que performant, reste coûteux à produire tant que la production demeure limitée à petite échelle.

De plus, l’accès aux subventions représente un casse-tête. « On se heurte souvent à un vide administratif, car on n’est ni vraiment considéré comme du plastique ni comme du textile transformé. Notre projet tombe entre deux cases, et cela complique énormément les choses », détaille Geneviève Langlois. L’entreprise fonctionne ainsi en autofinancement depuis plus d’un an, une situation qui, selon elle, met en lumière le manque de structures de soutien adaptées à l’innovation hors des cadres traditionnels.

Au-delà de la recherche de financement, convaincre des partenaires industriels qui seraient prêts à miser sur la vision de l’économie circulaire demeure un véritable défi. « Trouver des entreprises prêtes à accepter une marge plus faible, pour miser sur l’avenir, n’est jamais facile », reconnaît-elle. Or, pour Geneviève Langlois, le principal frein reste l’absence d’appui politique à la hauteur des enjeux. « Il faut responsabiliser les entreprises, à l’image de la France où les géants du fast fashion sont soumis à une surtaxe. Imposer des contraintes financières est le seul moyen de provoquer un changement réel », insiste-t-elle.

Une perspective prometteuse et un changement de mentalité

Après des débuts modestes, « dans leur sous-sol », les fondateurs sentent un vent de changement. « Depuis avril, nous avons commencé à approcher des manufacturiers, et les choses avancent bien. On sent que c’est le début d’un véritable mouvement », se réjouit Geneviève Langlois. Leur ambition est claire : faire en sorte que d’ici 2050, recycler le textile devienne aussi banal que recycler le plastique.

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