L’aventure parlementaire

Daniel Machabée
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Une histoire de la démocratie québécoise

Daniel Machabée – Dans un an, les Québécois seront conviés aux urnes pour élire le prochain gouvernement. Cet exercice complexe et important est la pierre angulaire de notre système politique. Faisons un voyage dans le temps pour s’intéresser à la naissance de notre démocratie. Le concept de la démocratie est apparu à Athènes au VIe siècle avant notre ère. Bien qu’imparfait, ce modèle a largement influencé le système démocratique occidental moderne.

En 1791, après l’arrivée des loyalistes anglais expulsés des États-Unis nouvellement indépendants, Londres, en grand maître bienveillant pour ses colons anglais, promulgue l’Acte constitutionnel qui divise la Province of Quebec en deux entités géographiques distinctes : le Haut- Canada anglophone et le Bas-Canada majoritairement francophone.

Cette nouvelle constitution proclamée dans la colonie le 26 décembre 1791 par le lieutenant-gouverneur Alured Clarke, en l’absence du gouverneur lord Dorcherster incommodé par des abus de la veille, met les bases de notre système parlementaire et électoral d’alors en créant un conseil exécutif et une Chambre d’assemblée. Il faut comprendre que ces notions ne sont pas familières aux francophones qui ont l’habitude de se faire diriger par un gouverneur représentant une monarchie. On leur demande rarement leur avis et la population est largement désintéressée par un processus qu’elle comprend très peu et qui est propre au monde anglo-saxon. Or, les échos de la Révolution française arrivent sur ce côté-ci du monde et les plus éclairés de l’élite canadienne, avec l’aide des journaux, vont eux aussi demander une Chambre d’assemblée.

La première élection du Bas-Canada

Les premières élections sont fixées à l’été 1792. À une époque où les moyens de transport sont rudimentaires dans un immense pays et où les communications sont primitives, il faut comprendre que l’organisation d’une élection demeure un grand défi. La loi permet à tout sujet britannique de 21 ans et plus de voter, y compris les femmes (un anachronisme que l’Acte d’Union corrigera en 1840 en enlevant ce droit) célibataires et les veuves, qui répondent au cens électoral, c’est-à-dire tous ceux qui possèdent une habitation ou une terre. Si certaines femmes peuvent voter, elles ne sont pas autorisées à se présenter aux élections. Pour cela, il faudra attendre 1961 pour qu’une femme soit élue.

Vingt-sept comtés sont créés sans aucune norme par le lieutenant-gouverneur. En tout, les électeurs doivent élire 50 députés. La campagne électorale dure alors sept semaines et s’étire du 24 mai au 10 juillet 1792. Comme il n’y a qu’un seul bureau de vote par circonscription, le vote peut durer quelques jours afin de permettre aux agriculteurs et aux paysans de venir voter. Chaque vote est fait publiquement et oralement, souvent en présence des candidats et de leurs partisans, ce qui amène influence, intimidation et corruption. Dans certaines circonscriptions où deux représentants peuvent se présenter, l’électeur exprime deux votes. À cette élection, il n’existe pas de parti politique, ni de liste électorale, ni de bulletins de vote. Ces élections sont sous la supervision d’un officier-rapporteur par circonscription.

La date et l’heure de l’assemblée publique qui déclenche le processus électoral sont annoncées par des affiches. Dans les villes, les candidats font savoir qu’ils désirent se faire élire au nouveau Parlement. C’est le début des publicités électorales. Ainsi le 24 mai 1792 s’ouvre

le processus électoral. L’officier-rapporteur commence par faire la lecture du bref de sommation (l’ancêtre du décret d’élection) aux électeurs rassemblés. Il demande ensuite à ceux-ci de nommer la personne qu’ils choisiront pour les représenter. S’il y a autant de candidats que de sièges disponibles (il n’est pas rare qu’il y ait deux députés par circonscriptions à cette époque), l’officier-rapporteur déclare l’élection de ces candidats. Si les électeurs désignent plus de candidats, un scrutin est alors nécessaire.

Cette première élection s’est relativement passée dans le calme. Mais dans les comtés où de nombreux candidats se font la lutte, il n’est pas rare de voir la violence éclatée. L’officier-rapporteur doit ériger un bureau de scrutin (un poll en anglais) où chacun des électeurs se présente un à un. Chacun déclare pour qui il vote après avoir décliné son nom, son adresse, sa profession et l’endroit où se trouvent ses biens. Selon la tradition britannique, les bureaux sont ouverts de 8 h à 18 h pour au moins quatre jours. Toutefois, si aucun électeur ne vient voter pendant une heure durant, trois électeurs peuvent demander que le bureau de scrutin soit fermé. Aussitôt l’élection terminée, l’officier-rapporteur déclare à haute voix le vainqueur aux électeurs présents. Il rédige ensuite une indenture entre lui et le ou les candidats élus, en présence d’au moins trois témoins.

Dans un contexte d’apprentissage des règles de la démocratie, la première législature comprend 21 députés (surtout des anglophones) qui appuieront le régime colonial, 28 qui représenteront la population canadienne et un qui demeure indépendant. Au début du XIXe siècle, les députés commenceront à se regrouper pour former les premiers partis politiques organisés : le Parti canadien et le Parti bureaucrate. Le 31 octobre 1792, le Parlement est convoqué par le lieutenant-gouverneur pour siéger une première fois le 17 décembre. Les députés se réunissent au palais épiscopal à Québec et prêtent serment. C’est le début de l’aventure parlementaire québécoise.

Les mœurs électorales du début du XIXe siècle

Le contrôle du bureau de scrutin est un enjeu majeur lors des premières élections, car il détermine qui gagnera l’élection. Ainsi, pour les candidats, leur principale stratégie consiste à réunir une bande de fier-à-bras afin de contrôler l’accès au bureau de vote. Leur rôle est assez évident, empêcher leurs adversaires de voter en utilisant toutes les méthodes nécessaires :  intimidation, violence, corruption, vol des registres de l’officier-rapporteur. Ces groupes ont fait régner le chaos pendant des décennies au Bas-Canada. Ils perturbent sans vergogne les assemblées publiques, conspuent les orateurs et leur lancent des œufs ou des objets, saccagent des propriétés et provoquent des bagarres de rue. Un candidat doit obligatoirement avoir une telle équipe afin de rivaliser avec ses adversaires.

En 1792, dans la circonscription de Charlesbourg, des fiers-à-bras du candidat Michel-Amable Berthelot, en voie de perdre, décident de détruire le bureau de vote. Cet incident tourne à l’émeute et est reporté dans la Gazette de Québec : « Lorsqu’on abattit le husting, c’est-à-dire le bâtiment qui avait été érigé pour tenir la cour d’élection, il y eut une émeute qui était sur le point d’éclater par des actes de violence1. » Il existe de nombreux autres cas célèbres d’élections houleuses.

En 1827, à Montréal-Est, l’abus d’alcool fait dégénérer en bagarre l’élection entre John Molson et Hugues Heney : « Les esprits étaient échauffés à un tel point qu’il se livra une bataille épouvantable. Les coups de poing et toutes les autres finesses d’attaque et de défense furent mis en œuvre. On voyait dans un clin d’œil les pieds de table convertis en épées, le reste en boucliers. Les combattants s’empoignaient sans cérémonie par le nez, les cheveux et autres parties commodes, et se les tiraillaient sans pitié. L’officier-rapporteur eut beau se mettre de la partie, il fut obligé d’ajourner au lendemain. Les visages d’un grand nombre et les corps de presque tous ont rendu témoignage de l’opiniâtreté du combat. Les lois de la guerre ont été violées : car, un champion n’avait pas été plutôt renversé que ses ennemis sautaient sur lui et le sabotaient de leurs pieds2. »

Voici un autre bel exemple. « La bataille des manches de hache » fait son apparition dans les années troubles de la décennie 1830 : « On organisait de longue main l’assaut des bureaux de votation. Les batailles de ce temps sont restées longtemps légendaires, et l’on a parlé durant des années de la Axe handle brigade, du bataillon des manches de hache. Les Canadiens durent recourir à la même arme pour se défendre. Que de coups alors échangés au grand jour des élections, et que de crânes endommagés ! Que de Canadiens et d’Irlandais apprirent à leur dépense, quel redoutable instrument contondant, c’est qu’un vulgaire manche de hache ! Ce n’était pas seulement la canaille qui jouait du bâton et des pierres; de vrais messieurs se mettaient souvent de la partie pour soutenir les batailleurs et diriger le mouvement. C’était une triste nécessité de la situation. Il fallait repousser la violence par la violence […] Les choses en vinrent au point que souvent un candidat à intentions pacifiques se voyait forcé de mettre une milice électorale sur pied en prévision d’une attaque3. » Même Henri Bourassa en 1907 fut accueilli par des légumes pourris. Il n’est donc pas étonnant que l’Assemblée nationale ait souvent légiféré pour assainir nos mœurs électorales et que le Québec soit devenu un modèle démocratique dans le monde entier.

1. Gazette de Québec, 5 juillet 1792.

2. Jean et Marcel Hamelin, Les mœurs électorales dans le Québec de 1791 à nos jours, Montréal, Éditions du Jour, 1962.

3. Alfred Duclos De Celles, Scènes de mœurs électorales, Montréal, Librairie Beauchemin, 1919.

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