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« C’est notre doux parler qui nous conserve frères1 »
Daniel Machabée – Le 14 février 1911, le bureau de direction de la Société du parler français au Canada prit la résolution d’organiser un congrès de la langue française au Canada, dans le but d’examiner « les questions qui soulèvent la défense, la culture et le développement de la langue et de la littérature françaises au Canada.2 » Sous la présidence de monseigneur Paul-Eugène Roy, évêque auxiliaire et futur évêque de Québec, l’organisation lança un appel le 10 avril suivant « à tous les Canadiens français et à tous les Acadiens qui ont à cœur la conservation de leur langue et de leur nationalité3 », pour les inviter à prendre part à ce congrès qui se déroulera du 24 au 30 juin 1912.
La date choisie du 24 juin ne fut pas anodine. En effet, quoi de mieux que de commencer un congrès sur la langue française la journée de la Saint-Jean-Baptiste ? Bien que le congrès portât sur la langue française au Canada, les organisateurs adressèrent des invitations à tous les parlants français d’Amérique. Ainsi, des délégations provenant de l’Ouest canadien, de l’Ontario et des États-Unis acceptèrent l’invitation et envoyèrent des délégués.
L’état de la langue française au Canada en 1912
Si un tel congrès vit le jour, il faut se demander pour quelles raisons ! Depuis l’Acte de l’Amérique du Nord britannique qui créa le Dominion du Canada sur le principe de l’égalité des peuples fondateurs en 1867, de nombreuses lois votées dans les provinces à majorité anglophone eurent un impact assimilateur foudroyant sur les populations francophones. D’abord, au Nouveau-Brunswick, territoire de l’ancienne Acadie, l’adoption en 1871 de la loi King supprima le français dans l’éducation. Puis, en 1877 à l’Île-du-Prince-Édouard, le Public School Act supprima les écoles francophones de la province. Ensuite, ce fut au tour du Manitoba en 1890 d’abolir le français comme langue officielle de la province, cinq années après la pendaison de son créateur, Louis Riel. En 1892, ce fut le tour de l’Alberta d’abolir le français dans les débats parlementaires et en enseignement, ainsi que les Territoires du Nord-Ouest qui supprimèrent les écoles françaises et la liberté de se défendre en français devant les tribunaux. Enfin, le lendemain du début du congrès, soit le 25 juin 1912, l’Ontario adopta le Règlement 17 qui stipula que l’anglais devait être la seule langue d’instruction et de communication avec les élèves de la province. Ainsi, pour de nombreux francophones, il était impératif d’agir pour assurer la pérennité de la langue française au Canada.
Le déroulement du Congrès
L’ouverture du Congrès associée à la grande fête patriotique des Canadiens français, lui donna un caractère fort solennel, populaire et festif. À 20 h, la séance d’ouverture du congrès se tint à la Salle d’exercices militaires de la Grande-Allée à Québec. Ce fut l’occasion pour les délégués, d’entendre, entrecoupé de musique d’orchestre, les allocutions des principaux officiers du Congrès, notamment celles du lieutenant-gouverneur François Langelier, des membres de l’Action catholique, de l’ancien premier ministre du Canada, Wilfrid Laurier, du premier ministre du Québec, Lomer Gouin, du maire de Québec, Napoléon Drouin, du Consul général de France, Charles Eudes Bonin et du délégué de l’Académie française, Étienne Lamy. Un de ces dignitaires, l’archevêque de Saint-Boniface au Manitoba, exprima en ces mots ses attentes : « Le résultat de ce magnifique congrès de la langue française doit être d’abord, la détermination ferme et constante d’assurer au français la place qu’il doit occuper dans la famille, puis dans l’école et dans l’église, et enfin la société. (…) Un autre résultat (…) sera, j’espère, un sentiment profond de solidarité qui doit nous unir tous, pour nous entendre, nous consulter, veiller à nos intérêts communs et nous défendre au besoin. Il faudrait une juste union qui nous permettrait un moment donné de parler et d’agir, au nom de deux millions et demi de Canadiens français restés fidèles à leur foi et leur race, au Canada et aux États-Unis.4 »
À l’occasion, on entonna des chants patriotiques tels le Ô Canada, Vive la Canadienne !, Ô Canada, mon pays, mes amours afin d’enterrer le protocolaire God Save the King, aberration éloquente de l’impérialisme britannique dans un événement francophone. Le Congrès, qui comprenait quatre sections d’étude (scientifique, pédagogique, littéraire et de propagande), tint huit séances générales en plus des séances de section. Dans celles-ci, les participants présentèrent des mémoires, firent des discours, délibérèrent et émirent des vœux et des propositions en rapport avec leurs champs de compétence. Dans les séances générales, cependant, on tint des discours patriotiques sur la langue en plus de ratifier les rapports de séances de section.
En plus des sessions plénières, on en profita le 25 juin pour inaugurer en grande pompe sur la colline parlementaire un monument en hommage à Honoré Mercier, premier grand nationaliste de nos premiers ministres. Le vendredi 28, ce fut au tour des délégués de la Nouvelle-Angleterre, notamment le président de la Société historique franco-américaine de Boston, Armand Bédard, et du président de l’Union Saint-Jean-Baptiste d’Amérique, Henri-T. Ledoux, d’expliquer la situation des communautés francophones du nord des États-Unis. Le samedi 29, l’assemblée adopta la proposition de messieurs Jean-Baptiste Lagacé et d’Adjutor Rivard d’établir un Comité permanent des Congrès de la langue française en Amérique, pour la défense, la culture et l’expansion de la langue française partout où elle peut s’épanouir en Amérique. Le soir, un souper fut organisé dans la salle des fêtes du Château Frontenac qui fêta alors ses vingt ans. Enfin, à la clôture du Congrès le dimanche 30 juin, une grande messe fut célébrée et un feu d’artifice illumina l’Hôtel du Parlement dans la soirée.
Les conclusions du Congrès
Ce congrès fut l’occasion de constater l’état de la langue française en Amérique et d’émettre des recommandations ainsi que des vœux. Il est intéressant de constater certaines de ces recommandations émises par les sous-comités. En voici quelques-unes : Que les noms des plus vaillants apôtres et défenseurs de notre idiome en ce pays soient enseignés dans les écoles et que des monuments soient érigés en leur honneur; que les Canadiens français du Québec et les émigrés des États-Unis soient encouragés à aller grossir le nombre des groupes français établis dans l’Ouest canadien; que partout où il y a des communautés francophones, le français doit être maintenu ou établi avec la même égalité juridique que l’anglais; que l’on réponde par des démonstrations scientifiques, à ceux qui méprisent le caractère archaïque du français populaire d’Amérique; qu’une commission soit créée pour la désignation des endroits nouvellement explorés au Québec; que la presse française d’Amérique proteste contre la réduction du français dans les écoles primaires de l’Ontario, et contre la double inspection des inspecteurs anglais et canadiens-français; que la littérature canadienne-française soit mieux connue et mieux diffusée; qu’on incite les mères de famille à veiller à la qualité du français de leurs enfants, qu’elles leur fassent aimer la langue par des chants patriotiques et qu’elles donnent le bon exemple, non seulement aux enfants, mais aux pères également en tâchant d’épurer leurs expressions vulgaires; que les professeurs des écoles techniques indiquent les termes français qui désignent les outils, les mécanismes et machines pour lutter contre les anglicismes dans le vocabulaire technique des industriels et ouvriers.
Les suites au premier Congrès de la langue française
Il y eut trois autres congrès sur la langue française au Canada. Le second se tint du 27 juin au 1er juillet 1937, le troisième du 18 au 26 juin 1952 et le dernier, dénommé Congrès de la refrancisation, se tint du 21 au 24 juin 1957. Malgré ces congrès, la situation du français au Canada continua de se dégrader inexorablement. Si bien qu’à l’aube de la Révolution tranquille, on tînt les États généraux du Canada français entre 1966 et 1969 où on assista à la rupture idéologique entre les francophones du Québec et ceux éparpillés ailleurs au Canada. C’est à cette époque que les Québécois cessèrent de se considérer comme des Canadiens français, mais plutôt comme des Québécois. Certains y ont vu une mésalliance ou un abandon volontaire des Québécois conduisant à l’assimilation fulgurante de leurs compatriotes francophones vivant dans le reste du pays. D’autres y virent plutôt une volonté d’assurer l’avenir politique et la pérennité du territoire historique de l’ancienne Nouvelle-France afin de rapatrier en quelque sorte ses enfants égarés, comme un phare repoussant le brouillard de ses frontières, en les invitant à regagner leur patrie.
1. Gustave Zidler, poète français dont ces mots furent gravés sur une médaille remise aux participants.
2. CLFC. Premier Congrès de la langue française au Canada. Québec, 24-30 juin, 1912. Compte rendu, Québec : Imprimerie de l’Action sociale, 1913
3. Ibid
4. Le Devoir, 24 juin 1912