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Naissance officielle du Canada anglais
Daniel Machabée – Le soleil se lève doucement sur la vallée de l’Outaouais. Les rues boueuses d’Ottawa s’animent lentement. Les marchands ouvrent leurs échoppes au marché By, le centre économique de la ville. Ce n’est pas une journée comme les autres. Désignée capitale de la province du Canada-Uni, Ottawa devient, en ce jour du 1er juillet 1867, la capitale du Dominion du Canada avec l’entrée en vigueur de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique.
Des drapeaux britanniques flottent sur les balcons et des rubans bleus, rouges et blancs décorent la façade du nouveau parlement en bois. L’air est plutôt frais pour ce début d’été. Des calèches roulent vers la colline parlementaire pour la cérémonie officielle. À midi, une salve de 21 coups de canon résonne dans l’air, annonçant la naissance de ce nouveau Dominion. Sur l’estrade protocolaire, le gouverneur général, Charles Monck, lit la proclamation de la reine Victoria datée du mois du 29 mars : « Nous unissons les provinces du Canada-Uni, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick en une seule et même confédération. » À ses côtés, John A. Macdonald se tient ferme sur la rampe, car il a trop bu pour cacher ses émotions. Il devient le premier Premier ministre de cette nouvelle constitution. Les tavernes sont pleines de gens qui discutent de ce nouveau Dominion. Dans les rues, des orchestres jouent le God Save the Queen. Pourtant, ce n’est pas partout que l’on fête. À Halifax, de nombreuses élites s’insurgent contre une union forcée. Dans la nouvelle province de Québec, on est loin d’être emporté par l’euphorie de cette journée.
Les cloches de la basilique Notre-Dame sonnent la messe du matin. À l’extérieur des remparts, dans les faubourgs de Saint-Roch et de Saint-Jean-Baptiste, les charrettes de foin roulent comme à l’habitude. Dans les rues, dans les tavernes, sur les perrons d’églises, les conversations ne s’émeuvent pas : « Alors on est Canadiens maintenant ? Bah, on ne l’était pas déjà ? » Dans les salons élégants du quartier Montcalm, chez les élites libérales, les conversations ont plus d’ardeur. L’Église s’estime rassurée par les garanties constitutionnelles obtenues et à la protection des écoles confessionnelles. Les rouges, cependant, dénoncent avec véhémence cette union qu’ils considèrent être une centralisation déguisée. Certains parlent d’un mariage sans amour entre les provinces. D’autres s’inquiètent que les francophones deviennent minoritaires et marginalisés dans ce nouveau Dominion. Les bleus balaient ces critiques de la main. Après tout, n’a-t-on pas la certitude que ces droits seront respectés puisque les Pères de la Confédération ont décrété l’égalité juridique des deux peuples fondateurs ? À la taverne du Lion d’Or, un vieux patriote de 1837, un peu éméché, baragouine que l’union c’est bien… mais que la liberté c’est mieux. Déjà, en 1867, l’enthousiasme et le patriotisme font défaut chez les francophones.
Les régimes coloniaux précédents
Pourquoi cette méfiance, ce manque d’enthousiasme, voire cette indifférence des francophones à ce nouveau Dominion ? Il faut comprendre que derrière cet acte fondateur se cachent des années de combats, de luttes, de conflits, d’indignation et d’humiliation. Pour les Canadiens, qui ne sont pas encore Canadiens français (les Canadiens anglais demeurent très britanniques et s’identifient encore comme tels), ce 1er juillet est un acte politique, une espèce de compromis pour amadouer les plus réactionnaires et faire oublier un siècle de cohabitation forcée.
En 1760, les Canadiens passent de peuple fondateur à peuple conquis. C’est le début de l’histoire du Canada anglais. Les lois anglaises, la religion anglicane, la langue anglaise s’imposent sur les rives du Saint-Laurent, malgré l’écrasante majorité francophone. Les catholiques se voient exclus de la fonction publique par le serment du Test qui les oblige à renier l’autorité du pape. Maintenu jusqu’en 1774, ce serment amplifie honteusement l’humiliation d’un peuple qui doit choisir entre sa conscience et ses droits, peuple dont on a arraché les élites en les retournant en France après la défaite de 1760.
En 1774, pour fidéliser les francophones face à la menace d’émancipation américaine, Londres accorde certains privilèges aux francophones en rétablissant la langue française, la religion catholique et le droit français. Avec l’arrivée des loyalistes après l’indépendance des États-Unis, Londres proclame l’Acte constitutionnel de 1791 qui sépare la colonie en deux Canadas. Bien que chacune des colonies ait sa propre chambre d’assemblée, les projets des députés francophones se heurtent au gouverneur qui les rejette un à un, ce qui provoque les crises des années 1830.
Après la défaite des Rébellions, lord Durham recommande l’union des deux Canadas afin d’assimiler les francophones, ce peuple « sans histoire et sans littérature ». L’Acte d’Union est promulgué en 1840. Le Bas-Canada perd son nom, sa chambre d’assemblée, son pouvoir, sa langue. Les dettes sont fusionnées, alors que celles du Haut-Canada sont très lourdes. Pour beaucoup, voilà un pillage organisé, une tentative d’assimilation souhaitée.
L’idée d’unir les colonies britanniques
Malgré l’octroi du gouvernement responsable en 1848, l’instabilité ministérielle perdure dans la province du Canada-Uni. Les clivages linguistiques, ethniques, religieux et régionaux continuent d’empoisonner la vie politique : entre 1840 et 1867, 28 gouvernements se succèdent. C’est dans ce contexte que naît le projet de réformer l’Acte d’Union. Avec la menace d’expansion américaine, le déclenchement de la guerre de Sécession et la fin du traité de Réciprocité, l’idée d’unir toutes les colonies britanniques en une seule colonie fait son chemin. En 1864, une coalition improbable se forge entre les adversaires de toujours : John A. Macdonald, favorable à une union centralisée, voit dans ce projet la chance de bâtir un pays stable et unifié sous l’autorité de Londres; George Brown, fondateur du journal The Globe (l’ancêtre du Globe and Mail), ardent défenseur de la représentation par la population, est favorable à un projet de fédération comme solution à l’impasse politique; Georges-Étienne Cartier soutient l’idée d’une union à condition que les droits linguistiques, religieux et scolaires soient protégés. C’est ce qu’on appelle la Grande coalition.
Une première rencontre se fait à Charlottetown en septembre 1864. Cette conférence devait porter sur le projet d’union des colonies maritimes, mais cette idée est vite éclipsée par la délégation du Canada qui convainc les participants de viser l’union de toutes les colonies britanniques. En octobre, les délégués se réunissent à Québec pour une seconde conférence où ils adoptent les grandes lignes de la future Confédération. Puis une troisième conférence se tient à Londres en 1866 pour finaliser le tout. Finalement, trois colonies vont accepter le projet : Le Canada-Uni, la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick. Terre-Neuve et l’Île-du-Prince-Édouard passeront leur tour.
Une union décriée
La naissance du nouveau Dominion s’est faite sans consultation populaire. Au Québec, les oppositions sont fort nombreuses. Antoine-Aimé Dorion, le chef des Rouges au Canada-Est, réclame un référendum sur le projet d’union. Il trouve le projet déséquilibré et précipité. Il déclare : « S’il arrivait que la Confédération soit adoptée, sans la sanction du peuple de cette province, le pays aura plus d’une occasion de le regretter1. » Il n’est pas le seul opposant. Un jeune avocat, Wilfrid Laurier, écrit : « Il y a 25 ans, la nationalité française n’avait pas autant d’expansion qu’aujourd’hui, mais elle était vigoureuse, elle était unie, forte, française. Aujourd’hui, elle est plus vaste, plus nombreuse, mais elle est sans force, elle est divisée. Il nous faut user de l’influence qu’il nous reste pour demander et obtenir un gouvernement libre et séparé2. »
Tous les adversaires de la Confédération sont unanimes, que ce soit au Canada-Uni ou dans les Maritimes : tous craignent que les pouvoirs accordés au gouvernement central soient trop centralisateurs. Ils ont eu bien raison. En 1887, la première conférence interprovinciale se tient à Québec afin de dénoncer les intrusions du gouvernement fédéral dans les champs de compétences provinciales.
Le Canada de 1867 est donc né sans enthousiasme, sans excès de patriotisme exubérant. À l’époque, rien n’a changé dans le quotidien des gens. Aujourd’hui, on connaît les raisons de l’absence d’enthousiasme chez les francophones, du moins au Québec. Car pour eux, le Canada n’est pas né en 1867. Il est né avec Champlain en 1608 et ce sont eux qui l’ont fondé. Celui de 1867 est un usurpateur, un leurre d’autonomie, une fausse promesse d’être l’égal des conquérants de 1760. Les Anglais ont volé aux francophones leur pays, leur identité, leur drapeau et ont travesti les paroles de l’hymne national. Dans de telles conditions, pourquoi s’étonne-t-on encore du si peu d’intérêt du 1er juillet au Québec ?
1. Manifeste daté de novembre 1864.
2. 7 mars 1867.
