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Le rythme comme mémoire vivante
Carole Trempe – Dès les premières minutes de ce spectacle unique, Travis Knights impose une présence. Une présence enracinée, vibrante et généreuse. Il ne danse pas simplement : il nous convie à la mémoire de ses ancêtres, aux révoltes, aux joies et aux peines enfouies dans les silences du temps. Il incarne l’esprit de la musique improvisée noire, ce souffle libre né de la résistance et de la créativité.
Ses claquettes ne sont pas un ornement. Ce sont des voix. Des percussions identitaires, des prières scandées, des cris retenus puis libérés du sol.

À travers son corps, chaque frappe devient un mot, un battement, un témoignage. Il réinvente tout en honorant la tradition du tap afro-américain et il la transcende par une maîtrise technique phénoménale. Pour le plaisir de tous les spectateurs, s’il y en avait eu un, l’écran géant aurait permis de bien voir les pieds de cet artiste lorsqu’il exprimait son âme.
Il s’inspire d’une lignée puissante habitée de figures légendaires comme Gregory Hines qui a su faire des claquettes un art de l’intériorité, de l’improvisation et de l’intimité. Il porte l’empreinte de Jimmy Slide, maître du glissé fluide et du swing dont l’élégance raffinée teinte plusieurs passages du spectacle. Il rend hommage à Ethel Bruneau, surnommée la Reine du swing à Montréal dans les années 60. Travis parle d’elle avec une émotion palpable et sincère. Il éprouve un profond attachement envers cette grande dame qui lui a beaucoup donné.
Il parle aussi de sa dette envers Dianne Walker, la grande dame du tap, qui lui a transmis non seulement la technique, mais aussi cette esthétique : danser en dialogue constant avec la musique, la mémoire et l’humanité.
Ce qui nous touche et même nous bouleverse, c’est sa capacité à nous emmener avec lui dans une forme de transe douce. Il nous parle, sans mot.
Il danse avec le silence, avec l’espace, avec tout ce qu’il ne dit pas. Son art devient une conversation, ce qui est très rare.
Travis tisse un langage qui lui est propre et ouvert à la danse contemporaine, au jazz spirituel et à l’histoire noire dans ce qu’elle a de plus enraciné, de plus vivant.
Sur scène, habité par son histoire, il est accompagné par de fabuleux musiciens. L’excellent pianiste Andre Brewster hyperdoué, drôle et lyrique, le batteur Marito Marques avec qui Travis dialogue pendant de longues minutes à une vitesse sans mesure, Scott Hunter, un musicien passionné à la basse et l’extraordinaire chanteuse Joanna Majoko dont Travis dit qu’elle est un cadeau du ciel, et il a raison. Cette chanteuse possède une voix qui a une tessiture large comme un fleuve. L’histoire racontée par Travis s’entend à travers ses cordes vocales.
Dans l’assistance se trouvait une célèbre Américaine à qui Travis voue une grande admiration, Acia Gray, chorégraphe, danseuse à claquettes et maître professeure à Austin Texas. Il l’a invitée à le rejoindre sur scène et ils nous ont offert un court duo du tonnerre. Leur complicité, leur maîtrise, leur joie ont fait vibrer le public.
L’architecture du spectacle nous a entraînés dans une forme de récit. On n’en sort pas tout à fait comme on y est entré. Ce n’est pas simplement un spectacle. C’est un rituel. Une offrande. Un moment suspendu qui nous rappelle que le sol sous nos pieds garde notre histoire. Que les pieds ont une âme ! Danser, c’est se souvenir, c’est aussi, assurément, ressentir.
