Dérives

Gleason Théberge
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Gleason Théberge – Ce qui dérive se transforme sans véritable contrôle. C’est le fait de l’univers où se rapprochent par mutuelle attraction astres et objets, autres animaux et humains, dont la fusion produit de nouveaux êtres. Mais aussi des galaxies qui s’éloignent sans qu’on sache encore très précisément pourquoi, comme nos propres vies nous conduisent vers ailleurs.

Il en est de même de nos sociétés qui se forment et se différencient, et de toute langue empruntant et créant ses mots de réalités adaptées, pour disparaître parfois avec ceux qui les utilisaient ou les laisser glisser vers l’oubli, quand ce qu’ils évoquent sort de l’usage. 

Ne sont ainsi devenus que vestiges, les anciens châteaux qui dominaient tout autour un territoire couvrant des centaines de lieues, une mesure d’environ quatre de nos kilomètres. Cette zone entourant l’espace gouverné équivaut aujourd’hui à notre banlieue, où le ban désignait le pouvoir absolu du seigneur sur tous ses sujets d’égal statut. Nous en conservons le fait de bannir quelqu’un, la bannière devenue drapeau de pays, les députés d’arrière-ban aux pupitre placés derrière ceux des ministres et la déjà ancienne publication chrétienne de publier les bans d’un mariage ainsi annoncé. 

Après les forteresses protégeant les villages d’alentour, on construisit des bourgs, villes fortifiées où tous étaient mieux nantis que les villageois ruraux, mais ils se divisaient en deux groupes distincts : les simples habitants et au-dessus d’eux, les commerçants appelés bourgeois. Un terme qui évoque encore parfois ceux qui, plus riches mais sans l’être absolument, font partie d’une bourgeoisie qui domine ceux qui forment la classe moyenne et les défavorisés.

Quant aux bourgs eux-mêmes, on peut de nos jours en retrouver le caractère semi-protégé, voire placé à l’extérieur des agglomérations principales, dans chaque centre commercial, que le shopping center anglais nous fait appeler centre d’achats. Comme si ce n’étaient pas des gens qui s’y rendaient, comme nous le faisons dans un centre sportif ou culturel, en pleine occasion d’interactions complètes. Or, ces nouveaux bourgs aux avenues couvertes ou non, n’offrent que des occasions de dépenser : au lieu des églises des dimanches, jadis occasions de loisirs et de visites chez les proches, ces espaces clos de boutiques ne battent plus qu’au rythme des tiroirs-caisses et des mélodies lointaines de la prochaine fête du commerce.

D’une certaine manière, chacun peut encore y trouver l’affluence des anciens bourgs aux populations désormais davantage anonymes; et de petits groupes d’habitués peuvent venir s’y parler plus ou moins autour d’un café longtemps siroté, pour se donner des nouvelles, comme sur les places publiques d’un village au cœur déserté.

Devons-nous en être affligés, puisque nous restent nos institutions collectives, nos organismes communautaires, nos évènements culturels, spectacles où se rassembler, œuvres d’émotions, de paroles et d’écrits offrant des échos anciens constamment renouvelés à partager ? Notre langue toujours vivante nous en protègera-t-elle encore longtemps, des dérives qui s’accentuent ?

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